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     — Salut Conforme ! T’es en avance mon vieux !

    Mathieu était arrivé chez les Curieux et tandis que Jérôme prenait de ses nouvelles, Carl le regardait d’un œil soupçonneux.  

    — Anna et moi nous sommes disputés, à propos de Thibaut, encore une fois.

    Jérôme se sentit soudain mal à l’aise. Les Conforme avaient beaucoup de problèmes avec leur fils aîné qui ne cessait de braver l’autorité, non seulement celle de Mathieu, mais aussi celle du quartier. Il avait eu peur plus d’une fois que le petit révèle leur trafic. Mathieu avait beau soutenir que Thibaut n’en avait pas connaissance, Jérôme n’était pas rassuré pour autant.

    — J’espère que vous ne vous êtes pas disputés au point que ta femme ait soudain l’envie d’aller rendre visite aux forces du quartier Est!

    Carl avait prononcé ces paroles avec un soupçon de mépris dans la voix. Comme s’il avait envie de montrer à Mathieu combien il leur faisait prendre des risques à tous les trois.

     Jérôme s’interposa avant que son frère ne fasse sortir Mathieu de ses gonds.

    — Tu as des nouvelles de Jean ? La dernière fois que nous l’avons vu, il nous a demandé un livre d’histoire portant sur l’époque précédant la Grande Guerre Universelle. Tu sais si sa commande est toujours d’actualité ?

    — Non, je n’ai pas eu l’occasion de le rencontrer depuis quelques temps. Mais comme sa fille est malade et ne cesse de faire des allers-retours entre leur maison et l’hôpital, nous n’aurons probablement pas de nouvelles de lui avant longtemps.

    Mathieu réfléchit un moment puis reprit :

    « Quoi qu’il en soit, je ne sais pas si Max aura pu se procurer tout ce dont nous avons besoin. N’oubliez-pas que ce soir nous effectuons une mission périlleuse. Nous allons devoir ramener des œuvres aux dimensions généreuses. Il va nous être difficile de passer inaperçu.

    — Encore, la peinture nous pouvons prétendre que nous l’avons produite dans le cadre de nos activités privées, même si nous n’avons pas le droit de la transporter et que notre implant risque de virer au cramoisi, mais vu ton autorité en tant que censeur, nous sommes à peu près à l’abri. Par contre, s’ils nous coincent avec un livre d’histoire provenant de Relativité, je ne donne pas cher de notre peau.

    Carl leur intima l’ordre de se taire et de cesser de parler aussi ouvertement de ce qu’ils faisaient. Leurs implants avaient beau être en veille, il n’était pas sûr à cent pour cent qu’absolument personne ne pouvait les entendre. Par moment, il était persuadé que les autorités les écoutaient chaque seconde de chaque jour, en permanence. Sa paranoïa l’avait conduit plus d’une fois à visiter les cliniques spécialisées dans les désordres psychiatriques. Les autorités de Vérité n’accordaient plus aucun intérêt à ses délires, ce qui était un avantage pour leur trafic ; même s’il se confessait, personne ne le croirait et tous penseraient avoir affaire à un esprit malade.

    Toutefois, Mathieu s’était laissé contaminer par la paranoïa de Carl, qui se voyait amplifiée par les remontrances de plus en plus grandissantes d’Anna. Il était désespéré qu’elle n’adhère pas totalement à ses projets, mais il devait convenir qu’elle faisait un indispensable garde-fou. Malgré l’apparente tranquillité et unité de Vérité, les gens savaient que certaines personnes de leur entourage pouvaient disparaitre du jour au lendemain, pour ne plus jamais revenir parmi eux. Tous les citoyens étaient libres de choisir s’ils appartenaient au non à la nation, s’ils voulaient ou non faire parti, être actif dans le développement de ce fabuleux pays. Mais une fois son accord donné, la discipline et les règles étaient implacables. Anna lui rappelait à loisir ce que cela impliquait d’appartenir à la Nation, de devenir Citoyen avec un grand C. Toutefois, il n’avait pas le sentiment de travailler contre son peuple, bien au contraire. Il avait de grandes ambitions pour Vérité. Il voulait qu’elle devienne plus grande, plus forte, plus unie, en intégrant sur le long terme les individus provenant de Relativité. Il se prenait même à rêver que d’autres gens avaient survécu à la Grande Guerre et qu’ils habitaient désormais trop loin, dans des contrées redevenues inconnues et qu’un jour ces gens-là, aussi, pourraient profiter du progrès spirituel qu’avait connu une partie de l’humanité. Il rêvait de l’humanité comme d’un seul être bien dans sa peau, se reconnaissant comme une unité, sans désaccord insurmontable avec lui-même. Il ne poussait pourtant pas l’illusion au point de croire qu’il vivrait cette fabuleuse époque. Mais en tant qu’individu responsable, ayant des valeurs altruistes, il se devait d’agir pour le bien de tous, même si les autorités et la plupart des citoyens n’en avaient pas conscience. Il était convaincu qu’un jour, tous ouvriraient les yeux et que les motivations qui le poussaient lui et les frères Curieux à agir leurs deviendraient alors, à tous, évidentes.

    — Tu rêvasses mon vieux ? Il faudrait qu’on se mette en route rapidement si on ne veut pas avoir de problèmes avec Max. Ce serait un peu embêtant d’y aller pour rien encore une fois. Je n’aime guère prendre des risques pour revenir bredouille.

    Carl acquiesça d’un vigoureux hochement de tête et fixa son brouilleur, fait maison, sur son implant. Jérôme vérifia les sangles de sa combinaison et mit en place, lui aussi, son brouilleur. Ils se firent le signe de reconnaissance qui indiquait, qu’une fois en terrain public, ils ne pourraient plus avoir de discussions ambigües ou qui pourraient prouver, si elles tombaient entre les mains des autorités, qu’ils s’adonnaient à des activités illégales.

    Mathieu sortit le premier et faillit faire un arrêt cardiaque quand il aperçut un membre de la communauté qui faisait sa ronde dans le quartier. L’officier en charge ce soir-là était Francis, un homme relativement jeune, qui venait de sortir de formation après cinq années d’études dans les locaux des autorités. Il connaissait bien Mathieu, car son père était journaliste et devait continuellement lui envoyer ses écrits avant que leur publication ne soit autorisée. Mathieu avait été dans l’obligation d’en refuser une bonne partie au désespoir du père de Francis, qui avait une conscience bien particulière du journalisme.

    Francis avait toujours été intimidé par Mathieu, malgré la rancœur qu’il lui avait témoignée dans ses jeunes années. Il la lui avait confiée un jour que son père avait reçu une lettre d’avertissement après un énième article refusé. L’adolescent, alors hors de tout contrôle, s’était précipité chez les Conforme pour faire un scandale et pour demander en quoi ce qu’écrivait son père portait atteinte à Vérité et ne méritait pas d’être publié. Mathieu avait fait de son mieux pour lui expliquer les raisons de son refus et avait conseillé à l’adolescent de discuter de cette affaire avec son père, avant d’accourir chez lui sans réfléchir. Son comportement aurait pu lui attirer des sanctions douloureuses pour sa fierté et qui l’aurait conduit, de plus, à éprouver une rancœur bien nuisible dans cette communauté où l’on prônait l’harmonie.

    L’adolescent avait écouté les explications de Mathieu et avait dû convenir que sa visite impromptue aurait pu engendrer quelques problèmes dans la communauté. Il avait fini par s’excuser auprès de Mathieu. Plus que l’homme, c’était le censeur qu’il méprisait.

    Francis lui fit un signe de tête pour le saluer et passa son chemin comme si de rien n’était. Il n’avait pas pensé à contrôler Mathieu selon la règle ; il représentait si bien l’autorité au quotidien, qu’il ne voyait pas l’intérêt d’aborder encore une fois cet homme. Il le ferait peut-être quand son père serait à la retraite, mais pour l’instant, certain que Mathieu avait toutes les autorisations nécessaires à ses sorties durant le couvre-feu, il passa son chemin sans ralentir le pas.

    Carl marmonna quelque chose d’indéchiffrable dans sa barbe et poussa Mathieu pour qu’il se mette en marche.

    Ils se précipitèrent dans l’impasse perpendiculaire à la rue où se situait la maison des Curieux et tapèrent le code d’accès aux égouts afin de rejoindre les souterrains qui les mèneraient jusqu’au mur sans encombre. Ils s’y glissèrent sans tarder. Par chance, les sous-sols n’étaient que rarement parcourus par les humains la nuit ; les activités étaient confiées à quatre-vingt-dix pour cent aux machines, aux automates.

    Bien entendu, elles étaient régulièrement contrôlées par des ingénieurs spécialisés, mais leur travail ne s’effectuait que très rarement en soirée, ou la nuit, sauf en cas d’anomalie. Rien de spécial n’avait été rapporté dans le quartier ; Carl avait vérifié les rapports quelques minutes avant l’arrivée de Mathieu. Ils étaient donc relativement sereins quant aux difficultés qu’ils risquaient de rencontrer.

    Les automates avaient peu de chance de détecter leur présence, mis à part ceux dédiés à l’assistance humaine qui avaient des capteurs spéciaux leur permettant de suivre la personne à laquelle ils étaient attachés sans que cette dernière ait besoin de leur intimer l’ordre de la suivre dans chacun de ses déplacements.

    Ils descendirent précautionneusement l’échelle fixée au mur de la bouche d’égout. Mathieu n’appréciait pas avoir les chaussures de Carl juste au-dessus de la tête ; ce dernier avait la fâcheuse tendance à déraper tant il était angoissé par les endroits étrécis. Il leur fallut encore quelques mètres avant de toucher le fond de la galerie verticale.

    Proches de l’entrée proprement dite du souterrain, Mathieu leur fit signe de s’arrêter afin qu’ils enfilent leurs couvre-chaussures. Les galeries des égouts étaient immaculées et la moindre trace aurait révélé, le lendemain, qu’il y avait eu une présence humaine.

    Mathieu pesta mais se retint de passer un savon à Carl ; les conversations étaient enregistrées. Elles n’étaient pas toutes écoutées par les fonctionnaires de l’Etat, mais étaient stockées. En cas de problème, d’enquête judiciaire, les autorités auraient libre accès à l’ensemble de ce qu’ils avaient dit depuis la pose de leurs implants.

    Ils marchèrent lentement, en file indienne, prenant garde à ne pas déranger les automates qui étaient en veilles, et à cesser nette toute progression quand un automate-assistant était affairé à une tâche de fond. La mécanisation avait du bon, sauf à ce moment précis, quand il fallait aller chercher des objets interdits et volumineux dans des galeries étroites. Qu’est-ce que ça va être au retour ? J’espère que Carl saura rester immobile lorsque nous croiserons les assistants.

    Jérôme posa une main rassurante sur l’épaule de son frère et décocha une œillade discrète à Mathieu qui comprit qu’il prenait les choses en mains.

    La traversée du dédale fut longue et ils faillirent prendre du retard en se perdant dans les différents embranchements des égouts, qui annihilaient tout sens de l’orientation. Malgré ses défauts, Carl était le meilleur des trois pour lire les plans des souterrains, et sans lui, ils seraient certes arrivés à bon port, mais y auraient peut-être passé la nuit. Mathieu l’observait qui repoussait sa paranoïa en remontant ses lunettes sur son nez tandis qu’il scrutait le plan avec toute la concentration dont il était capable. Carl n’avait pas voulu se faire implanter de lentilles organiques ; il était convaincu que le gouvernement pourrait, ainsi, voir à travers ses yeux. Déjà que l’implant, dont le port était quasi naturel pour tous les habitants de Vérité, était une torture quotidienne pour Carl, les laisser modifier la structure même de ses yeux était tout bonnement hors de question. Par moments, il avait l’impression que ses pensées ne lui appartenaient plus et  venaient de l’implant lui-même, comme s’il dévorait peu à peu son âme.

    Il leur fit signe de tourner dans le couloir de droite. Ils n’étaient probablement plus très loin. Les automates étaient de moins en moins présents dans la galerie, mais les détecteurs à infrarouge, eux, se faisaient plus nombreux, signe incontestable qu’ils étaient à proximité du mur.

    Le sol n’était plus le même ; ils progressaient désormais sur des dalles de pierre gigantesques, aux couleurs sombres. Ils durent éteindre leurs lampes et les laisser dans un coin pour que la chaleur qu’elles émettaient ne se remarque pas. La précaution était peut-être inutile, mais il leur semblait qu’il valait mieux prévenir que guérir.

    Ils avancèrent à l’aveugle, connaissant le chemin qui les conduisait jusqu’à la porte par cœur. C’était bien la seule partie du labyrinthe des égouts où ils étaient certains de ne pas se perdre. L’angoisse qu’ils éprouvaient rendait l’air dense. Ils ne soufflaient ni mots, ni murmures, c’était à peine s’ils osaient encore respirer. Si leurs combinaisons avaient eu le moindre défaut, dieu seul savait ce qu’il serait advenu d’eux.

    Carl marqua un temps d’arrêt impromptu, si bien que Jérôme ne put l’éviter et lui rentra dedans. Ils progressaient si lentement que rien de regrettable ne leur arriva. Carl sentait son cœur battre la chamade et Jérôme, lui, devinait la panique qui paralysait son frère. Carl était le plus courageux des trois, sans en avoir l’air. Il devait surmonter des peurs bien plus grandes que celles de ses deux acolytes.

    Mathieu faillit laisser échapper une expression de contentement lorsqu’il sentit les irrégularités du mur sous ses doigts. Encore quelques pas et ils seraient sur le seuil de la porte qui donnait sur un autre monde.

    Il toqua deux coups en haut, deux à droite et quatre en bas, à gauche. Max leur ouvrit en rouspétant.

    — Ah, eh bien, c’est pas trop tôt ! Vous avez une heure de retard !

    Mathieu, mortifié par le son de sa voix, lui fit signe de se taire avec mauvaise humeur. Max se renfrogna et attendit les bras croisés que tous soient entrés dans sa base. Il ne comprenait pas pourquoi ces trois contrebandiers prenaient autant de précautions. L’endroit était inconnu du reste du monde. Jamais personne ne viendrait les débusquer dans sa base. Au pire, ce serait un autre contrebandier, mais il jouait suffisamment bien du couteau pour savoir qu’il lui serait aisé de placer un bon coup au bon endroit, qui le débarrasserait du problème. Il tapait du pied en attendant que Jérôme referme l’entrée derrière lui.

    Les trois hommes de Vérité vérifièrent à tour de rôle leurs implants. Visiblement, ils étaient déconnectés. Ils n’étaient pas simplement en veille, ils semblaient éteints. Ils se réactiveraient d’eux-mêmes en pénétrant de nouveau sur le sol de Vérité.

    Carl sourit. Il se sentait libre de ce côté-ci du mur. Il aurait aimé arracher son implant pour ne plus jamais avoir à le remettre.

    — Bon, alors, pourquoi vous avez autant de retard ?

    — Nous n’avons pas été si longs que ça à venir, tout de même ! Jérôme avait de plus en plus de mal à encaisser les reproches de Max à chacune de leurs rencontres.

    Le repère de Max n’était pas grand, sans être minuscule. Il était bien loin de la propreté immaculée des égouts de Vérité. Des saletés s’amoncelaient partout et des détritus en tous genres, mais difficilement reconnaissables pour Mathieu et ses compères, gisaient çà et là, entravant le passage.

    Jérôme s’installa sur ce qui lui semblait être un siège et qui était fait d’une matière souple dont ils n’avaient pas l’usage au pays. Il se demandait si ce n’était pas de la peau, ce qu’on appelait autrefois du cuir. Il ne restait plus beaucoup d’animaux sur la planète, et il était convaincu que les habitants de l’autre côté du mur n’étaient pas assez fous pour mutiler les derniers survivants afin d’en faire des sièges confortables. C’était tout aussi impensable que d’utiliser de la peau humaine pour reposer leurs fessiers fatigués.

    Max, avec son ventre bedonnant et ses lunettes rondes trop petites pour son visage, ne leur donnait que très peu d’informations sur les habitudes de vie de ses concitoyens. Il se bornait à leur livrer des banalités et à discuter de leur trafic. Son physique peu avantageux, ainsi que ses manières grossières et déplacées, n’aidaient pas Jérôme et Mathieu dans leurs tentatives d’en apprendre plus sur cette nation méconnue. Carl, pour sa part, lui posait des tas de questions sans s’inquiéter de quoi que ce soit. C’était comme s’il avait totalement perdu l’esprit. La paranoïa et le sens commun s’étaient envolés pour laisser place à un Carl affable et curieux. Cette folie qui le prenait faisait tout autant plaisir à voir qu’elle effrayait. Il semblait revivre, mais habité par une imprévisibilité dont son frère et Mathieu se seraient bien passés.

    Jérôme était angoissé à l’idée que Carl prenne la terrible décision de s’échapper de Vérité pour aller vivre de l’autre côté du mur. Comme si qui que ce soit avait besoin de s’échapper ! Vérité n’était pas une prison, bien au contraire. C’était un havre de paix où tous les citoyens tentaient de vivre en harmonie, où la violence n’avait que très rarement lieu et était bien souvent le résultat d’une maladie mentale contre laquelle l’éducation ne pouvait que peu de choses. Carl avait été suivi par un médecin spécialisé, il avait reçu quelques séances de réhabilitation pour les désordres psychologiques, dans sa jeunesse, mais rien n’y avait fait. C’était tout l’inverse, comme si sa paranoïa s’était accrue au fil des ans. Aujourd’hui, il ne faisait confiance à personne, hormis son frère, et Jérôme s’était promis de toujours veiller sur son cadet.

    Max leur servit une de ces boissons fumantes et corsées, introuvables à Vérité. Mathieu en savourait chaque goutte même s’il savait parfaitement qu’il ne devait pas trop en abuser, sinon la tête lui tournait.

    — Toujours aussi bonne ta spécialité !

    — Je veux ! C’est du fait maison. Je produis ça dans ma grange.

    Max se montrait avare en commentaires. Mathieu aurait aimé en connaitre la recette pour pouvoir la reproduire chez lui, s’il parvenait, bien sûr, à se procurer les outils nécessaires à sa confection. Toutefois, aujourd’hui il n’était pas question de boisson mais de peinture.

    — Alors, où sont les œuvres que tu nous as promises ?

    Max se redressa et alla dans une pièce que les trois hommes n’avaient pas encore eue l’occasion de visiter. La curiosité avait beau les ronger, ils n’osaient pas imposer leur volonté à cet homme qui venait, en somme, d’un autre monde.

    Ils entendirent des sons indistincts et seul Carl, gonflé de courage, pénétra dans l’arrière-salle. Max se retourna, surpris, et lui demanda de lui prêter main forte maintenant qu’il était là. Carl ouvrait de grands yeux et tentait de déceler un élément qui ferait la différence d’avec Vérité, quelque chose qui serait authentiquement distinct, que personne ne pourrait confondre. Il dut se rendre à l’évidence, hormis Max, il n’y avait rien d’extraordinaire. Et même Max, ressemblait terriblement à tous les autres citoyens. C’était un être humain, après tout. Il avait deux bras, deux jambes…Certes, il lui manquait l’auriculaire droit, mais Carl supposait, à juste titre, que ce petit doigt manquant avait fait partie intégrante de sa main autrefois.

    Jérôme attendait nerveusement. Malgré son envie d’entrer dans l’arrière-salle, lui aussi, il restait immobile, ne sachant pas comment Max allait réagir. Il les vit ressortir avec une énorme toile de peinture et se dit qu’ils n’étaient pas trop de deux pour la sortir sans encombre de la pièce.

    Ils la posèrent à même le sol, devant Jérôme et Mathieu. C’était la première fois qu’ils voyaient une œuvre abstraite. Tandis que Carl s’extasiait devant la beauté de la composition, Mathieu et Jérôme restaient sans voix. Ils ne comprenaient pas ce qu’ils avaient sous les yeux.

    — Alors, superbe n’est-ce pas ? demanda Max avec un soupçon de fierté dans la voix.

    Jérôme se gratta le menton puis se passa la main dans les cheveux, perplexe. Il jeta un coup d’œil à Mathieu qui ne semblait pas avoir grand-chose à dire, lui non plus. Max disposa une seconde toile, puis une troisième.

    — C’est donc ça les œuvres qui ont eu tellement de succès dans ton pays ?

    Max ne feignit pas sa surprise devant une telle réaction ! Ils n’avaient pas l’air de se rendre compte des risques qu’il avait pris pour pouvoir leur apporter ces pièces de maîtres.

    — Eh bien. Ne vous enthousiasmez pas trop ! Heureusement que Carl à l’œil. On dirait que vous deux, vous n’avez jamais vu une œuvre d’art ! Franchement, contemplez-moi cette merveille ! J’en ai des frissons rien qu’à la regarder.

    Mathieu, gêné par son manque évident de connaissance et de sensibilité artistique, prit la parole : 

    « Je dois convenir d’une chose, nous n’avons jamais vu publiquement de telles œuvres à Vérité. Peut-être que certains de nos concitoyens en produisent chez eux, mais jamais elles ne sont exposées au public.

    Ce fut au tour de Max d’être sceptique.

    — Vous avez bien des musées, non ?

    — Oui, mais pas destinés à exposer des œuvres abstraites de ce genre.

    Carl prit alors la parole avec émotion.

    — Jérôme, ne me dis pas que tu ne ressens pas la charge émotive de cette toile ? Je ne savais pas que l’on pouvait produire quelque chose d’aussi joli ! Quelque chose de simplement beau, sans aucun concept, sans explication. Juste du beau !

    Jérôme sourit à son frère.

    — Je suis content qu’elle te plaise, nous ne serons pas venus pour rien.

    Carl regarda son frère qui, à l’évidence, n’éprouvait pas grand-chose devant la toile. Il fallait dire que Vérité conditionnait tellement bien ses habitants, que malgré toute la liberté et l’éducation qu’ils recevaient, ils avaient du mal à sortir du cadre de ce qu’ils connaissaient, du monde qui leur était familier.

    Max était retourné dans l’arrière-salle chercher les dernières œuvres. Elles ne les enthousiasmèrent pas plus que les premières. Mathieu espérait qu’il arriverait à leur trouver quelque chose dans les jours qui viendraient. Lui qui s’attendait à être époustouflé, était passablement déçu. Il y avait peut-être du vrai quand John X disait que l’on ne pouvait pas avoir confiance en ce qui se trouvait de l’autre côté du mur. Les lois et les habitudes n’y étaient pas les mêmes, les réactions pouvaient différer.

    — Celle-ci a été exposée durant six ans au musée national. Un record !

    — Eh bien, tu dois avoir une grande influence pour pouvoir te les procurer aussi facilement ! J’espère que maintenant qu’elles sont sorties du circuit, elles ne manqueront à personne. Quoi qu’il en soit, tu sais qu’il te suffit de nous laisser un message, ou de nous le demander lors d’une prochaine rencontre, pour que nous te rapportions les œuvres dont tu nous as cédé la garde.

    — Ne t’inquiète donc pas de ça, je crois que Relativité n’en aura plus vraiment besoin ! Bon, et mon paiement ? Comme d’habitude ?

    Mathieu lui remit le sac qu’ils avaient préparé à son intention. Cela n’avait pas été une mince affaire de réunir tout les matériaux qu’il avait demandé, mais ils y étaient parvenus en grande partie grâce à Jérôme, qui travaillait au département des sciences.

    Max jeta un coup d’œil rapide à son contenu et ne put s’empêcher de sourire. Le sac contenait des petits trésors qu’il s’empresserait de revendre au marché noir, ce qui lui permettrait de récolter suffisamment d’argent pour acheter de la viande. Emma serait ravie et les enfants prendraient des forces. Julien en avait bien besoin. Il était si malingre qu’il s’inquiétait plus que de raison pour sa santé.

    Mathieu demanda s’il pouvait découper les toiles pour en faciliter le transport, sans cela, le retour risquait de se révéler trop compliqué pour se dérouler sans encombre.

    Max fut d’abord choqué par cette demande, il avait beau être un trafiquant sans scrupule, voir les œuvres qu’il dérobait perdre de la valeur à cause de l’ignorance de ses commanditaires, lui faisait mal au cœur. A dire vrai, c’était plutôt son égo qui en souffrait. Prendre des risques et que les toiles soient finalement mutilées le rendait malade. Mais, comme il avait reçu son paiement et que la marchandise avait changé de main, il n’émit aucune objection à ce qu’ils les découpent de leurs cadres.

    Les trois hommes les roulèrent prestement et passèrent un fil autour des différents tubes pour que ces derniers restent étroitement fixés entre eux. Même roulées, les toiles prenaient une place considérable. Mathieu pria, en son for intérieur, la providence pour qu’ils ne croisent pas les autorités sur le chemin du retour.

    Ils bavardèrent quelques minutes avec Max des prochaines commandes, puis décidèrent de regagner leur propre civilisation. Ils lui serrèrent la main, comme il semblait être de coutume à Relativité, un sourire en coin, amusés par cette habitude au demeurant fort agréable, et prirent le chemin du retour.

    Une fois de l’autre côté du mur, dans les souterrains habités par la pénombre et les détecteur à infrarouge, leurs implants ce réactivèrent et prirent une teinte jaunâtre, mais n’émirent aucune alarme.

    Carl avait recouvré son comportement habituel, guidé par l’angoisse, enfermé dans un mutisme tout à fait approprié sur les frontières de Vérité. Ils se mirent en marche, avancèrent quelques minutes à tâtons et finirent par retrouver les affaires qu’ils avaient laissées de côté, bien avant de pénétrer dans l’antre de Max.

    Le retour avait toujours quelque chose d’angoissant, même pour Mathieu et Jérôme qui semblaient pourtant sains d’esprit. Le risque était grand. Ils avaient l’habitude de parcourir ces couloirs depuis plusieurs années, toutefois, lorsqu’ils pénétraient à nouveau sur la terre de Vérité, portant avec eux des objets pour lesquels ils n’avaient aucune autorisation, une sueur froide leur léchait invariablement l’échine jusqu’à ce qu’ils sortent des égouts. C’était seulement après, dans la sphère privée, qu’ils laissaient éclater leur joie.

    Carl tendit l’oreille, il avait entendu un son étrange. Les yeux accoutumés à la pénombre, mais tout de même à moitié aveugle, il se retourna vers son frère et lui posa la main sur l’épaule ; signe incontestable, dans ce sens-là, que quelque chose d’anormal était en train de se produire. Ils cessèrent leur marche et furent pris de panique quand ils entendirent des pas résonner derrière eux.

    — Eh les gars, vous avez oublié…

    Une lumière à vous brûler la rétine éclaira le couloir, et pour la première fois, les trois hommes purent voir clairement où ils se trouvaient. Il n’y avait rien d’extraordinaire dans les couloirs, si ce n’était le nombre des détecteurs à infrarouge et le corps de Carl, qui était tombé sur le sol dans un fracas assourdissant.

    Les machines l’avaient repéré. Contre toute attente et tandis que Mathieu et Jérôme restaient pétrifiés sur place, Carl se précipita aux côtés de Max pour essayer de relever le bandit. Il fallait absolument le ramener de l’autre côté du mur. Son T-shirt fumait au niveau de la poitrine. Il tenta de le redresser, tant bien que mal, mais Max ne réagissait pas ; il semblait mort.

    Jérôme rejoignit son frère précipitamment et remarqua le livre que Max avait laissé tomber dans sa chute. C’était celui qu’ils lui avaient commandé pour Jean. Furieux contre lui-même, furieux contre les machines et contre son frère qui ne pensait pas à prendre la fuite, il lança le livre à Mathieu, qui le fourra prestement dans son sac, et tenta de vérifier le pouls de Max. Après plusieurs longues secondes qui lui parurent des heures, il dut se résigner à l’évidence, Max était mort, ou s’il ne l’était pas, il ne tarderait pas à l’être. Ils ne pouvaient rien faire pour lui.

    Il gifla son frère d’un revers de main dans l’espoir de lui faire recouvrer son sang froid. Carl le regarda dans les yeux et comprit qu’ils devaient rapidement quitter les lieux, s’ils ne voulaient pas se faire repérer. Ils se précipitèrent dans le dédale de couloirs et de bifurcations à vous faire perdre l’esprit, et tentèrent de retrouver la sortie tout en s’attendant, à chaque instant, à se faire repérer par les autorités.

    Ils retinrent leur souffle, se collèrent contre les murs et laissèrent passer les automates qui avaient dû recevoir l’ordre de se rendre auprès du corps de Max. Les autorités allaient découvrir la porte dans le mur, et cela mettrait un terme définitif à leur trafic et à leurs espoirs d’un monde idéal.

    Ils reprirent leur route, mais en pleine lumière, il leur était plus difficile de trouver leur chemin que dans la pénombre à laquelle ils étaient habitués. Ils bifurquèrent vers une allée sombre où ils espéraient pouvoir patienter, le temps que les autorités viennent sur les lieux.

    Ils attendirent deux bonnes heures dans le silence et l’angoisse avant de se décider à rentrer. Ils perçurent des bruits de pas, raisonnant au loin dans les galeries, mais aucun d’entre eux n’auraient su dire s’ils étaient réels ou simplement le fruit de leur imagination.

    Ils faillirent devenir fous à force de tourner et retourner dans les divers embranchements du labyrinthe, mais finirent par retrouver les égouts immaculés avec leurs automates affairés. Ils sortirent fébrilement à la surface, sur leurs gardes, le soleil sur le point d’étendre ses premiers rayons.

    Par chance, ils ne croisèrent personne dans la rue et s’empressèrent d’entrer dans la demeure des Curieux.

    Carl éclata :

    « Comment avons-nous pu le laisser là-bas ? Je sais qu’il est totalement imbuvable par moments, mais il a lui aussi pris des risques pour nous, et voilà comment nous le remercions !

    Il arracha littéralement le brouilleur de son implant et le projeta avec rage contre le mur.

    — Satané contrôle, satané pays ! J’en peux plus, je vais devenir fou.

    Jérôme qui avait retiré sa combinaison et posé son brouilleur dans le coffre, en évidence sur la commode, s’approcha de son frère et tenta de lui poser une main réconfortante sur l’épaule, mais Carl le repoussa violemment. Il se dévêtit de sa combinaison avec beaucoup trop de vigueur pour que celle-ci reste intacte, et se précipita dans la cuisine.

    Mathieu regardait Jérôme avec impuissance, ne sachant pas ce qu’il devait faire pour réconforter son ami. Il avait mis combinaison et brouilleur dans son sac, et s’apprêtait à retourner chez lui. Il entendait bien laisser le soin à Jérôme de calmer son frère seul, prendre un peu de repos, et revenir plus tard pour savoir ce qu’il convenait de faire désormais.

    Il s’apprêtait à partir quand ils entendirent des jurons en provenance de la cuisine et le métal tinter. Ils s’y précipitèrent comme un seul homme et trouvèrent Carl, ensanglanté, à genoux sur le sol, qui s’évertuait à déloger son implant. Il ne parvenait pas à l’extraire comme bon lui semblait.

    Mathieu avait ouvert la bouche de stupeur et ne pouvait s’empêcher de penser que Carl était complètement fou. Personne n’était en mesure de déloger son implant. Il fallait une opération chirurgicale appropriée rien que pour pouvoir le remplacer, alors l’extraire simplement avec un outil de cuisine relevait de la folie. S’il continuait ainsi, il risquait de perdre la vie. Il était formellement interdit d’essayer de retirer son implant pour quelque raison que ce soit ; le pronostic vital était en jeu.

    Jérôme empoigna violemment son frère par le bras et lui mit une gifle monumentale.

    — Lâche-moi ! C’est ma vie, j’en fais ce que j’en veux.

    — Ta vie appartient à la communauté ! Je suis ton frère, si tu crois que je vais te laisser agir à ta guise quand tu commets de tels actes, tu te fourres le doigt dans l’œil.

    Jérôme remarqua que l’implant, à moitié retiré du cou de Carl, émettait une lumière d’un bleu vif,  à un rythme particulier, ressemblant aux palpitations d’un cœur déchainé. Il regarda Mathieu et lui lança : « Rentre chez-toi ! »

    Mathieu ne se le fit pas dire deux fois.


Ps: les commentaires (même négatifs) sont attendus avec enthousiasme!! 
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