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D chapitre 4

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    IV

     

     

    Armand avait troqué ses habits de petit bourgeois pour un accoutrement plus modeste qui lui permettait de passer inaperçu de ce côté-ci de la ville, que les habitants nommaient le « Passage ». Ses cheveux blonds et bouclés étaient plutôt longs, par rapport aux autres passants qui erraient dans les rues, l’œil hagard et les côtes saillantes sous les guenilles qui servaient à les protéger un tant soit peu du froid. Les habitants de la zone avaient pour habitude de se couper les cheveux courts pour faciliter la dispersion des parasites qui aimaient s’y nicher.

    Tous ceux qui croisaient Armand, qui malgré ses habits communs était tout de même vêtu de façon plus confortable qu’eux, ne s’y trompaient pas. Ils savaient parfaitement que ce jeune homme, au teint si pâle et aux boucles si souples, venait tout droit de la Haute-Ville. Leurs regards brûlaient de convoitise. Ils n’avaient qu’une envie, celle de l’amener avec d’habiles caresses verbales dans une ruelle sombre pour le dépouiller, entre autres, de sa parure. Il aurait tout aussi bien pu satisfaire leur désir sexuel. Les femmes n’étaient pas particulièrement attirantes au « Passage », et bon nombre d’entre elles vendaient leurs charmes contre un quignon de pain ou un lit où passer la nuit.

    Armand était beau, avait de longues jambes fuselées et s’il n’avait eu les épaules un peu trop larges pour être celles d’une femme, on aurait pu s’y tromper. Il était tout ce qu’il y avait de plus désirable pour ces êtres affamés de tout. Pourtant, aucun n’osait s’en prendre à lui. Ils étaient effrayés par les représailles qui risquaient de s’abattre sur eux, même s’ils n’avaient pourtant pas grand-chose à perdre. Ils étaient tellement habitués à souffrir, à désespérer, à prendre des coups et à se relever, à continuer d’espérer quelque chose qui ne venait pas, qu’ils avaient peur de perdre le peu qu’il leur restait. Ceux qui avaient suffisamment de courage pour passer à l’acte, se suicidaient, souvent en se jetant dans la rivière qui coulait non loin, en se pendant, lorsqu’ils parvenaient à trouver de quoi faire une corde assez solide pour soutenir leur corps balançant, ou bien en se laissant mourir de faim. Toutefois, dans ce dernier cas de figure, il était malaisé de savoir si la mort était la conséquence d’une décision mûrement réfléchie ou le résultat de la pauvreté qui ravageait ce quartier, en particulier. Les denrées alimentaires se faisaient rares dans cette partie de la ville et si vous ne saviez pas marchander votre subsistance au marché noir, alors vous aviez peu de chance de survivre.

    Armand marchait d’un pas assuré, vaguement conscient des risques qu’il prenait à se promener de manière aussi désinvolte dans les ruelles du « Passage ». Il arriva à destination sain et sauf. Il était impatient de retrouver Max qui avait eu contact, la nuit précédente, avec les habitants vivant de l’autre côté du mur.

    Vérité, il ne cessait de rêver de cette merveilleuse cité ; un lieu où tous les êtres étaient égaux, où les gens se faisaient un devoir de se dire la vérité, la condition sine qua non d’une vie harmonieuse entre membres de la vaste communauté humaine. Les habitants s’entraidaient là-bas, au lieu de s’extorquer brutalement ce dont ils avaient besoin et même ce dont ils n’avaient pas besoin. Comme il aurait aimé naitre de l’autre côté du mur ! Il passait des nuits entières à se demander ce qu’aurait été sa vie, s’il avait eu la chance de voir le jour dans cette partie du monde.

    Il n’avait jamais osé ouvrir son cœur à sa famille, ni même à sa sœur Sarah, de deux ans son aînée. Elle qui était loin d’être aussi arrogante que Marc, ou même aussi sophistiquée que ce dernier, aurait sûrement pu lui prêter une oreille attentive, mais à la fois parce qu’il n’était pas tout à fait convaincu qu’elle adhère à ses idées, et parce qu’il avait peur de la mettre dans une position inconfortable auprès de leurs parents et peut-être même de la mettre en danger, il préférait lui taire ses intentions.

    Marc, quant à lui, se serait fait un plaisir de le tirer par la peau du cou et de lui faire avouer à coups de pied dans le ventre ses activités aux parents, comme c’était la coutume dans les arrières salles de la haute bourgeoisie. Ses membres étaient tellement pleins d’eux-mêmes, qu’ils étaient incapables de concevoir autre chose que ce qu’ils connaissaient ; ils acceptaient les traditions sans jamais rien remettre en question.

    Il soupira tout en se sermonnant intérieurement. Pourquoi se laissait-il distraire ainsi ? Ne s’était-il pas juré la semaine précédente de ne plus permettre à son environnement familial de le démoraliser ? Il lui fallait agir ; raison pour laquelle il avait subtilement dérobé les toiles qui trônaient dans un des salons de la gigantesque demeure paternelle. Les sommes dépensées pour acquérir ces toiles étaient tellement faramineuses, qu’elles auraient probablement pu nourrir tous les affamés de la Basse-Ville durant un an.

    Il avait failli avoir un ulcère quand son père lui avait appris qu’il avait enfin réussi à graisser la patte au directeur du musée d’art moderne et se les était procuré pour une « broutille ». La somme en question avait laissé Armand sans voix, tant il avait été choqué par l’arrogance de son père. L’usage de ses cordes vocales lui était revenu quelques jours plus tard, lorsqu’il s’était convaincu que son paternel était tout simplement stupide, bien plus qu’il n’avait pu l’imaginer jusque-là. Mais, sur le coup, il avait pris son blouson et était sorti sans un mot, pressé d’extérioriser sa colère, qui n’en finissait pas de gonfler au fil des ans. Il s’était précipité au « Passage », espérant que l’un de ces pauvres fous le dépouillerait, punissant ainsi son père pour son insolence, à travers lui. Malheureusement, personne ne l’avait agressé. Au contraire, il avait trouvé Max dans un bar malfamé et ce dernier avait abandonné son compagnon de boisson, ou d’affaires, Armand ne savait trop, pour venir à sa rescousse. Il l’avait tiré par la manche jusqu’à sa demeure personnelle où Armand avait enfin pu ouvrir son cœur à quelqu’un. Les murs étaient bien modestes et semblaient si fatigués qu’ils auraient pu s’effondrer sur sa tête à tout moment. Il avait pleuré plus que de raison et avait expliqué à Max la situation. En prenant finalement conscience que ses problèmes ne pesaient pas lourd dans la balance face à la vie que semblait mener son nouvel ami, il s’était excusé.

    Emma, la femme de Max, qui était aussi maigre que son mari était bedonnant, l’avait invité à dîner et passer la nuit chez eux. Elle avait été touchée par le cœur de ce jeune homme qui se souciait de ses concitoyens, alors que la plupart des habitants de la Haute-Ville n’avaient que rarement une pensée pour ceux dont la naissance avait été moins favorable que la leur.

    Il s’était assis à leur table et avait remarqué que les coins de celle-ci étaient en fort piteux état, rongés par la rouille probablement. Cécile et Julien, les enfants du couple, étaient venus s’attabler à ses côtés. Armand, choqué par la maigreur de ces pauvres petits, s’était tourné vers Max et lui avait demandé de le suivre dans l’unique chambre qu’ils possédaient pour discuter sans être entendu du reste de la famille. Il ne voulait froisser personne en abordant une question d’argent dans un foyer aussi modeste. Contre toute attente, Max avait pris allégrement les quelques piécettes qu’il lui tendait pour pouvoir remplir un peu mieux leurs assiettes.

    Il avait fallu une dizaine de minutes à Max pour revenir avec suffisamment de viande pour nourrir toute la famille. Armand avait été étonné de voir son ami ramener de la viande, mais il n’avait pas osé s’enquérir de sa provenance devant Emma. Il s’était contenté de manger de bon cœur tout en prenant garde à ne pas s’empiffrer outre mesure, comme il en avait l’habitude sous l’emprise des émotions.

    Plus tard dans la soirée, Emma s’était retirée avec les enfants dans la chambre attenante. Julien et Cécile étaient venus timidement embrasser Armand sur les joues pour lui souhaiter une bonne nuit, avant de courir se cacher sous les chaudes couvertures du lit. Ils allaient pieds nus sur le sol défoncé de la demeure. Armand avait le cœur serré devant un tel dénuement. Il éprouvait un mélange de honte et de confusion à la pensée qu’il vivait dans les hautes sphères de la société, qu’il n’avait jamais manqué de quoi que ce soit et il devait avouer, à son grand désespoir, que ses parents, malgré leur absence totale d’empathie envers les autres êtres qui peuplaient ce monde, éprouvaient de l’affection envers lui, du moins sa mère avait une tendresse toute particulière pour sa personne.

    Max lui avait servi un verre de la liqueur qu’il produisait dans sa grange, selon ses dires. La grange en question consistait en quatre planches de bois assemblées maladroitement à l’arrière du jardin, stérile, qui se situait derrière la maison. Armand avait bu d’un seul trait le contenu du minuscule verre fendu qu’il lui avait tendu.

    Max n’avait pu réprimer un gros rire sonore devant le visage écarlate d’Armand ; ce dernier avait porté sa main à la gorge pour tenter d’apaiser les flammes qui s’engouffraient dans son gosier. Il avait déjà eu l’occasion de boire de l’alcool lors des dîners mondains donnés par ses parents, mais jamais rien d’aussi fort. Il était heureux d’avoir eu la présence d’esprit d’avaler suffisamment de nourriture ; ce liquide brûlant aurait dévasté n’importe quel estomac vide.

    Lorsqu’il avait retrouvé des couleurs plus naturelles, Max lui avait servi un second verre qu’Armand avait regardé d’un œil incrédule, se demandant si son hôte s’était bien rendu compte de l’effet de la liqueur sur son métabolisme. En plus d’être parcouru par les flammes, son esprit risquait de lui faire défaut sous la puissance de l’alcool.

    — Que comptes-tu faire ?

    Armand ne savait pas ce qu’il devait répondre à cette question. Il n’avait pas réfléchi au problème plus profondément. Il s’était contenté de quitter la demeure familiale pour calmer sa colère, la libérer. Il savait qu’il avait beaucoup de mal à contrôler ses paroles lorsqu’il était sous l’emprise d’émotions violentes. Mentir dans un tel état de nerfs n’était pas chose aisée, sans aborder le fait qu’il détestait se livrer à ces mensonges odieux sous couvert de la bonne entente nécessaire aux relations interpersonnelles. Il n’avait pas l’esprit fertile, et ses mensonges ressemblaient bien trop souvent à la vérité, à la représentation qu’il se faisait de la réalité, ce que ne manquait jamais de lui faire remarquer son sadique de père.

    — Je ne sais pas ce que je vais faire. Je suppose que je vais me calmer et rentrer chez moi, comme d’habitude.

    Max avait souri en baissant la tête ; quelques rides striaient le coin de ses yeux. Il avait posé son verre et laissé échapper un soupir, comme s’il s’apprêtait à expliquer pour la centième fois la solution du problème à un élève qui n’entendait rien à ce qu’on lui racontait.

    — Ecoute, tu m’as bien dit que tu trouvais cela tout bonnement insupportable que ton père dépense des fortunes aussi considérables pour acquérir des toiles, quand bien même elles seraient des œuvres d’art reconnues ? J’ai peut-être une solution à te proposer.

    Armand restait muet. Il attendait que son compagnon continue.

    — Ce n’est qu’une proposition, bien sûr, mais que penserais-tu si quelqu’un parvenait à dérober les toiles de ton père ?

    — Je me dirais que le voleur est sacrément doué avec tous les appareils de sécurité qu’on a à la maison. Cela ferait les pieds à mon père. Je prendrais un malin plaisir à contempler sa déconfiture quand il se rendrait compte que ses précieuses toiles ne sont plus accrochées sur ses précieux murs ! Si le voleur pouvait emmener les murs avec les toiles, ce serait l’apothéose.

    Max lui avait fait un sourire complice, son œil brillait d’une lueur étrange qu’Armand avait reconnue tant elle faisait penser à celle qui s’allumait régulièrement dans ceux de son père. Il était empli de convoitise.

    — Tu veux dérober ces toiles à mon père ? Même si je te dis comment pénétrer chez moi, si tu te fais attraper, tu risques gros. Tu sais, dans ma famille, ils n’ont pas la main tendre. Et, crois-moi, tu n’aurais pas le droit à un procès comme cela se pratiquait autrefois, tu serais directement puni…

    Max continuait de sourire, mais ne pipait mot. Il attendait qu’Armand réalise ses véritables intentions. Les secondes semblaient s’étirer indéfiniment. Soudain, il s’était raclé la gorge tandis que la lumière se faisait dans l’esprit d’Armand.

    — Tu veux dire que je devrai participer ? Concrètement ? Avec toi ?

    Max lui avait souri tout en lui faisant un signe négatif de la tête.

    — Je devrai te les rapporter, c’est ça ?

    — Pas exactement. Tu devras seulement les faire sortir de la résidence et je me charge de les ramener ici et de les écouler rapidement.

    — Mais tu n’y penses pas ! Ca ne marchera jamais. Comment veux-tu que je fasse pour faire sortir des objets aussi volumineux de chez moi sans me faire remarquer ? Et même s’y j’y arrivais, comment tu vas faire, toi, pour les ramener ici sans encombre ? Je ne veux pas être désagréable, mais cette partie de la ville n’est pas la plus sécurisée qui soit. Qui te dit que tu ne vas pas attirer tous les regards des truands qui se promènent dans les rues ?

    — Justement, j’en suis un. Et crois-moi, j’ai une assez bonne réputation pour que personne ne vienne me chercher d’ennuis ou se mêler de mes affaires. Ils ne viendront pas fourrer leur nez dans mon panier à linge ! En plus, je te promets de les faire disparaitre au plus vite de la circulation.

    — Si je dérobe ces toiles à ma famille, ce n’est pas pour qu’elles retournent dans les maisons d’autres riches qui ont tellement de possessions qu’ils ne savent plus quoi en faire. Cela n’aurait pas de sens !

    Max s’était esclaffé et lui avait répondu d’une voix rusée et effrayante :

    — Mais qui t’a dit que j’allais les revendre à un de ces vieux richards ? Je vais les faire passer de l’autre côté du mur. J’ai quelques clients réguliers là-bas ; ils seraient ravis d’entrer en possession d’œuvres aussi rares chez eux.

    Armand n’en avait pas cru ses oreilles. Il était resté bouche bée. Max passait de l’autre côté du mur, le Passage était certes la zone frontière, mais il ne se serait jamais douté qu’un de ses habitants avait le pouvoir de passer de l’autre côté du mur. Puis, il s’était dit que peut-être lui aussi pourrait franchir la frontière, fuir toute cette folie, cette partie du monde qui ne tournait pas rond, où le vol et la corruption étaient monnaie courante, où personne ne se souciait de son voisin et où chacun n’avait qu’une seule obsession : satisfaire tout d’abord son plaisir personnel, et parfois celui de ses proches, sans se soucier des conséquences que cela pouvait entraîner pour les autres êtres qui peuplaient l’espace qu’ils partageaient sans vraiment le vouloir. Il  avait tellement rêvé de Vérité qu’il avait sauté sur l’occasion !

    — D’accord !

    Max avait froncé les sourcils et un éclair d’inquiétude avait traversé ses pensées. Il s’était empressé de le dissimuler sous un large sourire.

    Armand n’avait pas été dupe. Après tout, sa famille était maitresse en matière de mensonge et il décelait parfaitement bien les rictus, les gestes et les manies révélatrices. Sa mère, Cybille, avait même été jusqu’à suivre les conseils de son époux qui ne cessait de lui répéter qu’elle devrait penser à se faire faire quelques injections faciales pour qu’on ne puisse plus lire en elle comme dans un livre ouvert. Hector avait ainsi pu tester encore une fois l’ascendant qu’il avait sur sa femme, devant les yeux consternés d’Armand et de sa sœur, mais pour la plus grande joie de Marc, son jumeau, qui prenait un malin plaisir à torturer sa mère.

    — Je suis d’accord. Ce sera un bon moyen de me venger de toutes les horreurs perpétrées par mon père. Comme les habitants de l’autre côté du mur n’ont rien à voir dans l’histoire, je n’éprouve aucun remord, ou cas de conscience, à faire passer les œuvres artistiques maîtresses de Relativité dans leurs mains.

    Max avait hésité quelques instants, se demandant s’il n’était pas victime de la performance scénique d’un acteur surdoué, qui en réalité travaillerait avec les richards pour mettre fin à son petit trafic. Si tel était le cas, Armand était sacrément doué ! Cette activité qui lui permettait de nourrir un peu mieux sa famille, discrètement, et de se procurer des médicaments à échanger ou à utiliser pour Julien, le forçait à rester constamment sur ses gardes.

    Il savait que les membres de la haute société étaient des experts en duperies, mais tout expert qu’ils étaient, il y avait toujours une faille dans leur discours. Armand semblait croire sincèrement à ce qu’il racontait. Il lui avait parlé tout tremblant d’émotion. C’était cette soudaine rapidité à prendre sa décision qui l’avait choqué. Il avait regardé plus attentivement le jeune homme et avait repensé à ce qu’il lui avait dit. Armand était un de ces gosses encore assez stupide pour croire à des idées comme la justice ou l’égalité. Pourvu que Julien n’ait jamais ce genre de bêtises en tête !

    — Si nous nous associons, peut-être qu’à terme je pourrais t’emmener avec moi à la frontière…

    Max avait décelé les véritables motivations du gamin. C’était cela qu’il voulait, passer de l’autre côté du mur. Il était donc sot au point de croire que les choses étaient différentes là-bas. Peu lui importait les buts que se fixait personnellement Armand, du moment qu’il contribuait positivement à son trafic. Il avait bien l’intention de profiter de lui et de sa situation. Ce n’était pas comme s’il y avait eu un risque qu’il s’attache à ce garçon, même s’il ressemblait vaguement à un de ses cousins. Non, il l’utiliserait à bon escient, et lorsque arriverait le moment où son concours deviendrait totalement inutile, il s’en débarrasserait comme d’un mauvais rhume.

    C’était ainsi qu’avait été conclu leur premier contrat les menant à une collaboration régulière qui se faisait de plus en plus intime au grand désespoir de Max. Il leur avait fallu de nombreuses semaines durant lesquelles ils s’étaient rencontrés à plusieurs reprises pour élaborer dans les moindres détails leur forfait. Tantôt ils se rencontraient dans un bar à la clientèle peu recommandable, tantôt chez Max qui commençait à se demander si finalement cela n’allait pas lui poser quelques problèmes d’être en relation avec un membre de la Haute-Ville. Il avait beau lui avoir fourni des haillons plus seyant pour se fondre dans la pauvreté affligeante des rues du Passage, sa peau blanche et sans aucune trace de misère semblait encore plus délicate que celle d’un nouveau-né. Il était difficile pour lui de cacher ses origines.

    Max avait vu naitre quelque part au fond de ses entrailles, bien malgré lui, quelque chose qui s’apparentait à de l’affection pour le jeune homme, mais c’était peut-être juste une vague inquiétude. Chacune de leurs rencontres était marquée par la sincérité d’Armand, ce qui laissait un arrière-goût étrange dans la gorge de Max.

     

    Armand toqua doucement à la porte d’entrée, comme convenu. Mais au lieu de voir apparaitre le visage triomphant de Max, ce fut la mine défaite, les cheveux emmêlés en tous sens et le regard inquiet d’Emma qui se présentèrent dans l’embrasure de la porte. Il lui fallut quelques instants pour se rendre compte qu’Armand se trouvait sur le seuil.

    Elle le tira par l’épaule, le poussa dans la pièce principale avec vigeur, sous les yeux médusés des enfants qui cessèrent toute activité tant ils étaient subjugués par les gestes de leur mère, d’habitude si douce. Puis, elle referma la porte d’un coup sec. Les murs vibrèrent et le visage d’Armand se décomposa. Il n’eut pas le temps de formuler la question qui lui nouait la gorge qu’Emma commença à l’invectiver.

    — C’est toi hein ? Tu l’as livré à quelqu’un ! A la police ? Aux truands ? A ta famille ? A qui ? Dis-le-moi ou je te jure que tu ne sortiras pas de cette maison vivant. Je me servirai de ton cadavre pour nourrir les enfants !

    Pour donner plus de poids à ses paroles, elle empoigna l’épais couteau qui servait à peu près à tout dans la maison.

    Les enfants commencèrent à sangloter, ils n’avaient pas du tout envie de manger Armand, et encore moins que leur mère le tue à coups de couteau. Cécile, l’aînée, attrapa maladroitement son frère sous les bras tandis que celui-ci se débattait pour se libérer.

    Armand les regarda s’éloigner et reporta son attention sur Emma qui semblait avoir perdu la raison. Il avait déjà reçu des menaces, subi des violences, mais il ne savait que faire devant un tel débordement de colère, une folie incontrôlable.

    — Où est-il ? hurla-t-elle à s’en rompre la rate.

    Armand lui répondit en bégayant :

    — Je ne sais pas. Je devais le retrouver ici à dix-huit heures, à la place de quoi tu m’accueilles avec un couteau.

    Ses traits se déformèrent en un rictus mauvais et elle s’approcha d’Armand, le couteau bien en main.

    — Ecoute, si tu ne me dis pas tout de suite ce qu’il lui est arrivé, je te jure que je t’éventre sur place.

    Armand recula. En comparaison, les coups de pieds dans les côtes de Marc lui semblèrent de douces caresses. Les larmes montèrent à ses yeux et il sentit sa vessie émettre des signaux de détresse.

    — Je te jure Emma, sur ce que j’ai de plus cher, la tête de tes enfants, que je ne sais pas où est Max. Il a récupéré les toiles hier, puis il est parti en vitesse après m’avoir dit qu’il n’avait pas beaucoup de temps. On devait se retrouver ici, chez vous, pour fêter cela ensemble. J’ai même ramené une bouteille de vin pour l’occasion. Je l’ai volée dans la cave de mon père, elle aussi. Regarde dans mon sac, si tu ne me crois pas.

    Le couteau tremblait dans ses mains. La colère semblait la déserter et toute la force qui animait son corps disparut soudain. Elle baissa sa lame et alla inspecter le sac d’Armand au désespoir. Elle trouva la bouteille et courba l’échine quand elle se rendit compte qu’il n’y était probablement pour rien, ou du moins, pas volontairement. Elle s’assit sur une des chaises et se cacha le visage avec les mains sans lâcher le couteau.

    — Pourquoi voudrais-je faire du mal à ta famille ?

    — Parce que tu es l’un des leurs ! Vous nous avez tout volé ! Nous n’avons plus de vie. Nous sommes obligés d’élever nos enfants dans la fange et comme si cela ne suffisait pas, vous me prenez mon mari.

    Elle explosa en sanglots tandis que ses enfants faisaient de même dans l’autre pièce. Armand, ému et amère, s’approcha et la prit dans ses bras contre sa volonté. Elle se débattit, lui frappa les épaules et parvint même à le gifler, mais son étreinte se faisait si forte qu’elle finit par céder. Au bout de quelques secondes, elle s’abandonna au chagrin dans ses bras, tandis qu’Armand laissait lui aussi aller ses larmes.

    Il lui chuchota à l’oreille qu’il avait bien l’intention de retrouver Max et de le ramener à sa famille, quoi que cela lui coûte. Il était désormais prêt à renier totalement les siens, si cela était nécessaire. Il abandonnerait tout pour aider cette famille qui l’avait accueilli alors qu’il était au désespoir.

    Emma le regardait d’un air suppliant, ne sachant plus si elle devait espérer ou penser que jamais elle ne retrouverait son mari, comme cela arrivait souvent aux femmes dans cette partie du pays. Pouvait-elle réellement compter sur Armand ? Pouvait-il lui ramener son mari ? Pouvait-on faire confiance à un homme issu de la Haute-Ville, même si celui-ci n’était encore qu’un enfant ?

    La porte de la chambre s’entrouvrit et Cécile tenta de jeter un coup d’œil discret. Prenant conscience que la tempête était passée, elle laissa son petit frère se précipiter dans les bras de sa mère. Il avait du mal à courir à cause de sa jambe malade. Lorsque son père rentrerait, elle le sermonnerait pour avoir mis autant de temps à revenir du travail ; maman était devenue folle, comme cela lui arrivait parfois, et avait fait pleurer son petit Julien ; ce petit frère dont elle était responsable. Si tout le monde faisait des bêtises, comment pouvait-elle bien s’acquitter de sa propre tâche ? Elle vint s’assoir auprès d’eux et sourit timidement à Armand. Elle espérait secrètement que Julien devienne semblable au jeune homme en grandissant. Peut-être qu’il aurait lui aussi de grandes épaules qui pourraient la défendre contre les hommes méchants et aurait suffisamment de force pour la faire tourner dans les airs comme le faisait de temps en temps Armand pour jouer.

    Elle en était là dans ses rêveries, quand la porte vola littéralement en éclats. Sa mère et Armand tournèrent au même moment la tête, tandis que Julien se plaquait les mains sur les oreilles pour tenter de masquer le bruit déchirant. Un morceau de bois vola dans la joue de Cécile qui, prise de panique, tomba de sa chaise. Quatre hommes, dans des tenues qu’elle n’avait jamais vues, entrèrent sauvagement dans la pièce. Ils se saisirent de sa mère et l’un d’entre eux lui prit son couteau des mains, et le plaqua ensuite sur sa gorge. Il le fit glisser doucement tandis qu’un filet de sang coulait sur la chemise grossière qu’elle portait. Ses pupilles ne perdaient rien de la scène, quand finalement sa mère réussit à accrocher son regard, les mouvements répétés de ses yeux lui indiquèrent le dessous de la table où se trouvait Julien, à genoux et hurlant de toutes ses forces, mais sans être capable de produire un seul son. Le cœur de Cécile sembla battre soudain, et tandis que sa mère s’affalait sur le sol et qu’Armand était aux prises avec un autre de ces hommes, elle se précipita sous la table pour mettre son frère en sécurité.

    Mais, alors qu’elle rampait, une main lui attrapa la cheville, la fit glisser sur le sol, enfonçant un peu plus profondément le bout de bois qui mutilait sa joue, et la souleva dans les airs. Julien n’avait pas changé de position, il était figé telle une statue.

    Elle vit le troisième homme se saisir de son frère et lui mettre un coup si violent sur la tête qu’il perdit instantanément connaissance. La rage envahit la moindre cellule de son corps la poussant à essayer d’attraper l’homme qui tenait son frère. Ce dernier sourit amusé à celui qui la maintenait ferme. Elle se retourna alors contre ce dernier, mais il attrapa l’arrière de sa tête par les cheveux et la tint à distance. Le cou arqué, elle n’eut plus d’autre choix que de chercher Armand du regard. Elle le vit debout, dans l’embrasure de la porte, ses grands yeux bleus pétillants, ses boucles blondes, dans la même tenue que les autres hommes. C’était Armand, la seule chose qui avait changé était son sourire. Il souriait désormais comme les hommes du Passage.

    Elle cessa alors de lutter et, le cœur brisé, elle fondit en larmes. L’homme qui la maintenait dans cette posture inconfortable lui dit d’une voix mielleuse : « Ne t’inquiète pas ma belle, on va bien s’occuper de toi. »

    Les larmes embuaient si bien sa vue qu’elle ne vit pas la boule ensanglantée qui tentait de se relever maladroitement derrière elle. Armand se débattait contre la douleur et la bile qu’il sentait remonter le long de sa gorge. Il chancela et retomba sur le sol. Il voulut crier à Marc de laisser Cécile partir, de l’épargner, mais le seul son qu’il réussit à produire fut un gargouillement pathétique provoqué par le sang qui sortit de sa bouche lorsqu’il contracta son œsophage.

    L’homme sortit de la maison avec Cécile dans les bras. Marc demeurait impassible sur le seuil. Sa tenue était impeccable, pas une tâche ne souillait son uniforme. Comment Armand pouvait-il avoir de telles pensées dans une situation aussi tragique ? Où est Julien ? Il tourna la tête de tous côtés, mais ne put distinguer la silhouette du garçon nulle part, seule Emma gisait dans son sang, la gorge fendue ignoblement.

    Devant ce spectacle intolérable, Armand rendit tout le contenu de son estomac.

    — Mais contiens-toi un peu frérot ! Je serais navré que nos parents se rendent compte de l’état lamentable dans lequel tu te trouves à cause des relations inadaptées que tu as entretenu avec cette famille.

    Marc le toisait de tout son mépris, affichant ce sourire qu’Armand détestait tant. Ce dernier, incapable de penser à autre chose qu’aux enfants, lui lança un regard suppliant qui réjouit Marc jusqu’au plus profond de son être.

    — Je t’en supplie, laisse Cécile et Julien partir. Ils n’ont rien à voir dans l’histoire. Tout est de ma faute.

    Armand se mit maladroitement à genoux, dans la posture que son frère lui avait fait prendre à maintes reprises, lui montrant sa totale soumission. Marc aimait le voir perdre toute dignité de la sorte ; il savait, alors, qu’il était totalement désarmé et que ce n’était pas une simple ruse pour mieux le terrasser ensuite.

    — Comment donc ? Ces vulgaires morceaux de viande ont un nom ? Eh bien, cher frère, tu me fais honte !

    — Marc, je t’en supplie, je ne joue pas ! Laisse-les partir, n’importe quoi, mais ne les ramène pas à la maison.

    Marc lui sourit avec un faux air de bienveillance et lui chanta d’une voix douce :

    — Puisque tu les aimes tant, tu auras tout le loisir de jouer avec eux à la maison. Je pense que père sera ravi.

    Armand se jeta à ses pieds, l’implora, baisa ses chaussures, se montra aussi vil et fourbe que son frère l’avait toujours désiré, mais rien n’infléchit sa décision. Marc se contenta de lui mettre un coup de pied dans l’épaule qui l’envoya bouler dans les pieds de la table. Il sentit alors le couteau contre son auriculaire et, sans réfléchir, il s’en saisit pour le pointer sur Marc. Relevé, il s’apprêtait à attaquer son frère, son double maléfique, quand ce dernier lui fit l’affront de lui tourner le dos.

    Armand ne jouait plus ; il se rua sur lui, visant sa nuque, voulant mettre fin à cette vie ignoble qui ressemblait trait pour trait à sa propre personne, quand un des hommes de main lui mit un violent coup de bâton dans le ventre. Il s’écroula, plié en deux, et pour la première fois de sa vie, il regretta de s’être promis de ne jamais se montrer aussi violent que son entourage, sans quoi il aurait appris à se battre et aurait pu anéantir l’aberration qu’était son jumeau.

    Il fut chargé à l’arrière de la voiture sans ménagement, mais son traitement était bien plus enviable que celui que subissaient les enfants de Max, qu’ils avaient fait entrer de force dans le coffre. Il entendait les cris de Cécile qui s’égosillait à demander pourquoi il agissait ainsi, pourquoi il avait fait tuer sa mère. Son âme se fissurait à chaque coup qu’elle donnait dans le coffre de ses petites jambes.

    Plus aucun endroit sur cette terre ne pouvait leur offrir la sécurité dont ils avaient besoin. Armand n’en doutait plus, il était persuadé que Marc avait aussi fait assassiner leur père. Il s’évertuait depuis leur naissance à détruire tout ce à quoi Armand accordait de l’importance. Rien n’avait résisté jusqu’à aujourd’hui. En volant son père, Armand s’était indirectement vengé de son frère. Ce père malhonnête, qui ne vivait que pour l’argent, cautionnait tous les actes, aussi ignobles soient-ils, que perpétrait ce fils habité par le mal absolu. Mais pour eux, le mal absolu n’existait pas, tout était relatif, rien n’était vrai et rien n’était faux. Bien pratique comme façon de raisonner !

    La voiture s’arrêta. Il n’avait pas la moindre idée d’où il se trouvait, mais il était certain que son frère prendrait un malin plaisir à lui faire endurer toutes sortes d’horreurs. Quand il entendit Cécile hurler, son cœur fit un bon dans sa poitrine. Il était épuisé. Julien n’émettait aucun son. Le pauvre enfant était si mal en point qu’il ne survivrait probablement pas longtemps aux mauvais traitements infligés par Marc. Son cœur se serra. Lui qui croyait naïvement pourvoir améliorer le quotidien de ces gens, n’avait fait que leur ôter tout ce sur quoi leur vie reposait.

    Quelqu’un avait probablement giflé Cécile ; la petite ne faisait plus le moindre bruit non plus. Armand s’attendait à être sorti à coups de pieds de la voiture pour assister à l’exécution des enfants, mais rien ne vint. Qu’avait donc Marc en tête ? Pourrait-il faire preuve de clémence, pour une fois ? Après tout, ces enfants n’avaient strictement rien à voir dans l’histoire, ils n’avaient fait que jouer de malchance.

    Puis, un coup de feu retentit, immédiatement suivi par un seul et unique hurlement déchirant provenant de la gorge de Cécile. Un silence absolu se fit, le coffre s’ouvrit puis se referma, et ils rentrèrent à la demeure familiale secoués par les cahotements de la voiture sur les routes défoncées de Relativité.


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Ankelwar's avatar
J'aime bien cette histoire! :love: